Il est un peu plus de 13 h passées en ce jour, 23 Décembre 2023 quand nous entrons Ngolothie Ndiarno, un village typique de la communauté « serer » du Sénégal. Un calme plat y règne, perturbé seulement par moment par les bruits de quelques moutons et chèvres dans les herbes hautes entourant les concessions éparses. Ngolothie Ndiarno, perdu au milieu de nulle part entre les communes de Sibassor et Dya, semble déserté par ses habitants en ces moments d’après récoltes, à part les quelques gamins revenant de l’école ou encore ; les femmes sur des charrettes en provenance du marché hebdomadaire de Sibassor. Marcel Ngor Sène qui nous attendait, était adossé au mur de son nouveau bâtiment accompagné de ses 2 frères et de sa petite fille Ndébane.

A l’apparence, Marcel semble très pauvre à en juger par son vieux boubou presque en lambeau. Pourtant, la réalité est tout autre pour cet homme qui petit à petit est en train de réécrire tout simplement la vie et l’environnement sa communauté. Au Sénégal, la communauté de « Serers » à laquelle appartient Marcel (et moi-même), ont de tout temps été reconnus par leur modestie, leur intégrité, leur discrétion et surtout, leur esprit de travailleur infatigable avec un profond attachement à la famille. Chez ces agropasteurs de renoms qui peuplent l’essentiel du centre du Sénégal, l’élevage est tout simplement une partie du système de production agricole même si les récents changements climatiques avec leurs corollaires de diminution continue et erratique de la pluviométrie, ont réduit considérablement le cheptel, poussant de plus en plus de jeunes vers les villes à la recherche de petits boulots pour venir en aide aux parents. Quand vous êtes en plein centre de Dakar ou en pleine autoroute et vous voyez un jeune sur une calèche à cheval, ne vous posez pas de question : c’est, à 95% un « serer » venu juste combler les 9 mois de saison sèche caractéristiques du sahel et prêt à retourner au village pour aider sa famille dès l’approche de la première pluie.

Marcel Ngor Sène, un homme à la soixantaine presque atteinte, n’a pas échappé à cette règle des « serers ». Né vers les années 1965, Marcel a fait l’école catholique de Sibassor mais n’a pas pu aller plus loin que le Cours Moyen Deuxième année (CM2) qui marque la fin de l’école primaire, sans doute à cause du niveau de pauvreté de ses parents qu’il tenait à aider dans les travaux champêtres et aussi la conduite du troupeau familial. C’est donc en 1998 que Marcel eut l’occasion d’être recruté par une société de navigation maritime qui lui a permis de visiter beaucoup de pays dont la France, l’Espagne, le Kenya, l’Irlande, le Brésil ou encore le Paraguay. En 2001, la société fit faillite et Marcel décida de revenir à Ngolothie. Vue que son père devenait de plus en plus âgé, il se décida alors de s’installer définitivement au village pour s’occuper de sa famille, cultiver les champs et faire un peu de vente d’animaux dans les marchés hebdomadaires de la zone. Jusqu’en 2016 dit Marcel, « je n’avais aucun choix dans les variétés de céréales ou d’arachide que je cultivais. Pour les céréales, la technique traditionnelle de conservation des semences consistait à choisir de beaux épis à la récolte que l’on attachait au sommet intérieur des cases pour que la fumée des feux de bois de chauffe ou de cuisine servent en quelque sorte à les fumiger et protéger contre les insectes. Pour l’arachide, nous étions à la merci des coopératives qui nous donnaient des semences tout venant et souvent insuffisantes pour la famille. On était toujours obligé de compléter dans les marchés si toutefois on avait les moyens ».

Marcel poursuit : « c’est en 2016 que le Programme Feed the Future Sustainable Intensification Innovation Lab (SIIL) a demandé à la coopérative du RESOPP de Sibassor de lui identifier des partenaires pour une formation sur les nouvelles variétés de mil. Nous étions un total de douze (12) agropasteurs identifiés dans les communes de Sibassor et Dya (Diene Ndong, Ibou Ndour, Moussa Sene, Moussa Faye, Birame Sarr, Ablaye Thiaw, Waly Diouf, Abdou Sarr, Nguissaly  Gueye, Ibou Diouf , Niokhor Diass Sene, et David Marone) pour participer à la formation sur l’utilisation de la biomasse du mil à double usage comme fourrage pour le bétail à l’ENSA – Université de Thiès. A la suite de cette formation, l’ENSA et le CERAAS nous ont alors demandé de réserver des parcelles pour la démonstration de 3 nouvelles variétés  de mil (SL 169, SL28 et SL 423) que l’ISRA et ses partenaires de l’USAID voudraient promouvoir ». « J’avoue, dit Marcel, qu’à la première campagne j’étais un peu déçu par la petitesse des parcelles même si les rendements des nouvelles variétés étaient largement supérieurs à ceux de notre variété locale «Gor Gate ». Beaucoup parmi les autres participants à la formation avaient d’ailleurs tout simplement refusé de participer à la campagne suivante et ont même essayé en vain de me convaincre de laisser tomber « ces jeux des chercheurs » qui me font perdre du temps.  J’ai dû demander aux chercheurs d’augmenter les quantités de semences pour augmenter la taille des parcelles et réduire mon manque à gagner sinon, je menaçais d’abandonner ; et surtout que mes parents se moquaient allant jusqu’à m’appeler « Marcel le fou ». Les démonstrations étaient vraiment un travail fastidieux et nécessitaient beaucoup de temps avec le rayonnage des parcelles, les semis à 5 graines par poquet et le démariage à 3 plants par poquets sans oublier le microdosage de l’engrais. Je me suis souvent demandé si mes parents n’avaient pas raison de traiter de fou ce travail des chercheurs !».

« Les récoltes de la deuxième année furent tout simplement spectaculaires après l’augmentation de la taille des parcelles. Plus d’une fois d’ailleurs, j’ai surpris des paysans visiter mes parcelles et certains ont même eu le courage de m’affirmer que « mes variétés étaient vraiment intéressantes et demandaient s’ils pouvaient revenir!  En effet, là où ma variété locale peinait à avoir 1 tonne de grains par ha, les variétés introduites dépassaient facilement 2,5 tonnes par hectare. Ce qui m’a le plus impressionné, c’est l’importance de leur jolie biomasse qui de surcroit, restait verte même à maturité, contrairement à notre variété locale qui non seulement produisait moins mais, ses feuilles étaient totalement jaunes et tombaient par terre ». En tout cas conclut Marcel, « mon choix était définitivement fait et depuis 2017, je ne cultive plus que du SL 28. Aujourd’hui, nous, les 12 agropasteurs qui avions participé à la formation ENSA – CERAAS – SIIL  de 2016, ne cultivons que les mils à double usage  avec chacun de nous faisant entre 3_4 ha par an. Avec cette superficie, chacun de nous nourrit sans problème une famille de 20 à 25 personnes et en vend pour pas moins de 2 tonnes chaque année dont au moins 20% sont destinés à des semences. Je peux donc dire sans risque de me tromper qu’au moins 2750 ha sont cultivés chaque année en mil double usage (particulièrement la SL 28) dans les commune de Sibassor et Dya ».

À la question de savoir quelle autre particularité a-t-il notée sur SL28, Marcel répond que ses femmes ont dit que « les grains de SL 28 sont beaucoup plus farineux et la farine plus succulente et mes animaux raffolent de la biomasse ». Mais, ce n’est pas seulement à cause des nouvelles variétés à double usage que Marcel impressionne sa communauté même si ces dernières ont fait sa renommée jusqu’à Medina Sabakh situé à plus de 100km de son village d’où un certain commerçant appelé Loum est venu en 2018 pour lui acheter 400 kg de grains de SL 28. Marcel refusa d’honorer la demande dit-il parce que ne voulant pas qu’on spécule sur son dos.

Avant, Marcel ramenait à la maison toutes les tiges de mil de son champ qu’il stockait pour nourrir ses animaux pendant les périodes difficiles. « Je sais que cela n’est pas bon car expose le sol aux vents qui transportent toute la bonne terre . Aujourd’hui avec les quantités importantes de biomasse de SL 28 et aussi la hache paille introduite encore par le SIIL, j’amène une partie pour mes animaux d’embouche et de production laitière et une partie plus importante reste dans les champs et ainsi mon troupeau passe plus de temps dans les parcelles pour manger mais aussi y laisser les bouses et les urines, le tout contribuant à fertiliser davantage mes champs ». Marcel ne se limite pas seulement à cultiver du mil à double usage pour le grain et la biomasse. Il fauche de l’herbe à l’état vert pendant l’hivernage et, avec la biomasse du mil, les coques d’arachide et de niébé, lui qui maitrise parfaitement la composition de la ration alimentaire que ENSA et le SIIL lui ont enseigné, fait ses formules d’embouche et de lait. Ainsi pour l’embouche, ses animaux sont « pleins » à seulement 3 mois au lieu de 6 et de ce fait, il peut faire 3 opérations au moins par an ! Ensuite, durant toute l’année, il a du lait pour sa famille et parfois même, en vend à sa communauté. Marcel utilise aussi les refus des animaux domestiques et leur fumier pout les composter et retourner le produit dans ses champs.

Aujourd’hui, celui dont tout le monde se moquait comme « le fou des chercheurs » sert d’exemple vivant que la souveraineté alimentaire que réclame le gouvernement sénégalais est bien possible. Il faudra cependant encore plus de champions comme Marcel Ngor Sène qui en plus doivent être accompagnés pour l’obtention d’agréments de producteur de semences labellisées à un prix plus motivant dans un marché plus ouvert. « Tout cela ne pourra se faire sans la mécanisation des systèmes de production agricoles, la facilitation de l’accès au petit matériel agricole et l’installation d’unité de stockage des produits » conclut Marcel Ngor Sène le « fou du village » devenu exemple au village de Ngolothie Ndiarno

Par Aliou Faye

Directeur du Centre d’Étude Régional pour l’Amélioration de l’Adaptation à la Sécheresse (CERAAS)

Coordonnateur du Programme USAID – Feed the Future Sustainable Intensification Innovation Lab (SIIL)

Catégories : Blog

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